N. Quinche: Crime, science et identité

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Titel
Crime, science et identité : Anthologie des textes fondateurs de la criminalistique européenne (1860-1930).


Herausgeber
Quinche, Nicolas
Erschienen
Genève 2006: Slatkine Reprints
Anzahl Seiten
368 p.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Michel Porret

En 1980, l’historien italien Carlo Ginzburg place l’enquête judiciaire au coeur épistémologique de la genèse naturaliste des sciences sociales modernes1. Or, l’idéal d’objectivité qui interprète les «signes» et les «traces» pour remonter matériellement aux causes des choses à travers les «indices» constitue l’objet de la criminologie, de la police scientifique et de la criminalistique, cette science née de la médecine légale, à la fois «techniques de recherche de la preuve des crimes et de leur auteur» et «procédés d’investigation policière propres à les mettre en pratique». Soucieux de forger dans la longue durée l’historicité de leur savoir, certains spécialistes font remonter la «criminologie» à une période «pré-scientifique» qu’émaillent les oeuvres réformatrices de Platon, Thomas More, des moralistes naturalistes, philosophes, philanthropes et phrénologues des Lumières, notamment Lavater, Montesquieu, Voltaire, Beccaria, Howard, Bentham, Joseph Gall. 2 Moment clef de l’école pénitentiaire (Charles Lucas, 1803–1889), du positivisme juridique et scientifique qui voit notamment la médecine légale du vivant et du mort s’affirmer comme une discipline constituée en science «objective» (François-Emmanuel Fodéré, 1764–1835), le long XIXe siècle, autour de la figure de l’expert assermenté, reste pourtant le moment historique de la genèse d’une science de l’homo criminel. Celle-ci est notamment forgée par l’«école italienne», réunie à Turin autour du médecin Cesare Lombroso (1836–1909, L’Homme criminel, 1876), du professeur de droit Enrico Ferri (1856–1929, Sociologie criminelle, 1881) et du magistrat Raffaele Garofolo (1851–1914, La Criminologie, 1885). De 1885 à la Grande guerre, alarmée par la «question sociale», tournée vers l’étude matérielle du mode opératoire, du positivisme probatoire et la personnalité du délinquant, utilisée aussi à des fins eugénistes, la «science positive» du crime émerge et s’affirme. Elle déploie ses institutions de recherche et d’enseignement, ses laboratoires, ses techniques nouvelles avec la photographie notamment3, ses réseaux intellectuels, ses appuis administratifs et politiques, son éthique professionnelle et ses revues, dont les Congrès internationaux d’anthropologie criminelle (Rome, 1885; Paris, 1889; Bruxelles, 1892, Genève, 1896, Turin, 1906 et Cologne 1913) dont l’histoire reste à écrire. Favorisant plutôt l’approche anthropologique de la déviance et du comportement atavique de l’homo criminalis, la «période lombrosienne» de l’anthropologie criminelle ne doit pas laisser dans l’ombre l’école criminalistique autrichienne organisée à Graz par Hans Gross (1847–1915), auteur du monumental System der Kriminalistik, 1913, vade-mecum des juges d’instruction traduit alors dans toutes les langues européennes, ainsi que l’«école française» de criminologie. Le médecin légiste de Lyon Alexandre Lacassagne (1843–1924) 4, spécialiste des tatouages et de l’argot des hommes du milieu, opposé en 1908 à l’abolition de la peine capitale et fasciné par les pathologies de Jean-Jacques Rousseau, incarne l’«école française». Elle est perpétuée par son «disciple» Edmond Locard (1877–1966), le «Sherlock Holmes français»5. Fondant le laboratoire de police scientifique de Lyon (1910), enseignant dès 1934 à l’École nationale Supérieure de Police (Lyon), partisan de la défense sociale contre la «criminalité croissante» (La défense contre le crime, Paris, 1951), Locard publie une somme positiviste sur L’Identification des récidivistes (Paris, 1909), un monumental Traité de criminalistique (Lyon, 1931–1937, 7 vol.), des Causes célèbres (fait divers criminel). Vulgarisateur habile (Le Crime et les criminels avec 40 photographies documentaires, Paris, 1925) et fin connaisseur de l’imaginaire judiciaire (Policiers de roman et de laboratoire, Paris, 1924), Locard forge sa propre légende de policier scientifique exemplaire (Mémoire d’un criminologiste, Paris, 1958). Moralisatrice, obsédée par le contrôle social et l’identité judiciaire (fichage, «portrait parlé», photographie) que développe dès 1877 le commis à la Préfecture de Police Alphonse Bertillon (1853–1914, La Photographie judiciaire, 1890; Instructions signalétiques, Paris, 1893), directeur du service de l’identification judiciaire (1887), l’«école française» favorise notamment la thèse du «milieu social», clef du comportement criminel. Dans le contexte européen de la montée en puissance de la criminologie comme activité professionnelle utile aux institutions judiciaires, le chimiste et photographe Rodolphe-Archibald Reiss (1875–1929), auteur en 1903 de la Photographie judiciaire, «pionnier de la police scientifique et technique en Suisse romande», fonde en 1909 et dirige l’Institut de police scientifique à l’Université de Lausanne (Quinche, op. cit., pp. [25]–79, [345]–346), à la tête duquel succédera en 1920 son élève Marc-Alexis Bischoff (1893–1970), notamment auteur de La Police scientifique, Paris, 1938 («À la mémoire de mon maître et ami, le professeur R.-A. Reiss», p. [7]).

Bien connus, constitutifs de la modernité judiciaire et pénale du XXe siècle, prisme normatif de la «question sociale», ces faits mettent en relief la bienvenue et intelligente anthologie que publie Nicolas Quinche. Près de quatre-vingt textes (hélas non numérotés et pas assez annotés) illustrent la culture de la criminalistique
(leçon inaugurale, conférence imprimée, articles scientifiques et de vulgarisation, articles de presse, avant-propos, extraits de manuels, débats de congrès, comptes rendus, recensions, formulaires de l’identité judiciaire, rapports, procèsverbaux de débats parlementaires, statuts). Avec les «pionniers» européens de la criminalistique (Bertillon, Lacassagne, Locard, Lombroso, Reiss, Tardieu) et des savants moins connus (Achille Chéreau, Alfredo Niceforo, Gustrave de Rechter, etc.), nourrie à des sources oubliées ainsi que célèbres (Annales d’hygiène publique et de médecine légale, Archives d’anthropologie criminelle, Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, etc.), donnant une page criminologique de Balzac (pourquoi pas Vidocq, Émile Gaboriau ou Alexandre Dumas?), l’anthologie sera utile pour écrire l’histoire contemporaine de la police scientifique naissante. Elle illustre bien les enjeux épistémologiques d’une histoire intellectuelle, sociale et culturelle de la criminologie ou de la criminalistique. Si à juste titre sa brève «Introduction» (pp. [9]–24) rappelle combien l’histoire de la police scientifique est négligée malgré son exploitation privilégiée par la fiction policière d’investigation depuis Conan Doyle, Nicolas Quinche évoque en outre l’objectif de cette anthologie focalisée sur l’«évolution et les progrès des techniques d’identification », utilisées par la police et la justice. Triomphante et nationaliste jusqu’en 1914, l’anthropologie qui mesure puis photographie les corps, inventorie les tatouages et les «signes particuliers», fait place à l’universalité de la technique anglosaxonne de la dactyloscopie selon Francis Galton (1822–1911) 6, avant l’empreinte génétique ADN. Ne visant pas que des finalités pénales («identification des cadavres au moyen de la fiche dentaire durant la Première Guerre mondiale», «dactyloscopie au service des mutilés de guerre», Quinche, op. cit., pp. [302]–322, la criminalistique affine son savoir de laboratoire, de terrain et d’experts. Peu ouverte sur les sciences comportementales malgré son «obsession de la récidive», elle s’autonomise lentement de la médecine légale qui l’a générée. Signalétique des vivants, identification cadavérique, traces de pas, empreintes, tatouages, indices corporels (cheveux, dents), topographie judiciaire (etc.): autour du corps violenté et du corps suspect, autour des lieux aussi, les textes retenus balisent ainsi les «étapes majeures de la genèse d’une discipline scientifique». Partout dans l’Europe de l’État de droit, la criminalistique veut forger la vérité judiciaire en objectivant les «circonstances» matérielles du crime pour discréditer les «preuves testimoniales» au profit de cette «science des indices» dont Locard reste un des principaux doctrinaires matérialistes. Professionnalisation, institutions universitaires et policières, enseignement et diffusion de la criminalistique, usages et cultures de l’expertise, archives, liens avec la justice civile (accident, suicide) et criminelle: théoriques et pratiques, ces objets complexes déterminent le «champ scientifique» de cette discipline, traversée par des polémiques et des conflits institutionnels (atavisme versus milieu; anthropologie versus dactyloscopie; peut-on fausser les empreintes digitales?). À l’instar du champ épistémologique de la médecine légale qui doit se penser à la croisée de la doctrine et de la pratique que livre l’archive judiciaire, celui de la police scientifique, idéalisé au nom du «progrès scientifique» par ses pères fondateurs hostiles à l’«empirisme», devrait aussi se mesurer en ses usages sociaux et surtout ses bricolages répétés que révèlent les enquêtes judiciaires, parfois les procès criminels.

En exhibant des textes oubliés, en évoquant quelques figures pionnières, Nicolas Quinche publie ainsi un jalon précieux pour l’histoire institutionnelle, sociale et culturelle de la police scientifique (notamment en Suisse romande avec le cas emblématique à Lausanne de Reiss). Or, au-delà d’une histoire matérielle des laboratoires de police et du «progrès scientifique» valorisé par les acteurs étatiques de cette discipline normative, l’évolution de la police scientifique depuis le milieu du XIXe siècle montre – surtout – l’importance cruciale prise – en une perspective foucaldienne – par l’identification corporelle dans les usages contemporains du contrôle social à finalité politique, sécuritaire ou hygiéniste. Identifier et surveiller: serait-ce là le credo scientifique des policiers de laboratoire qui donnerait tout son sens aux textes finement choisis par Nicolas Quinche? En 1911, alarmé par la pègre, le docteur Séverin Icard de Marseille propose ainsi de marquer par un «signe indélébile et non infamant les professionnels du crime» par une injection sous-cutanée de «paraffine», tatouage judiciaire sous forme de nodosité, identifiable sur l’omoplate du récidiviste arrêté par la police (Quinche, op. cit., pp. [235]–237). Ce retour à la «marque» corporelle de l’Ancien Régime ilustre bien l’imaginaire punitif, rétributif et sécuritaire des acteurs de la criminalistique. En fait, si dès son «invention», la photographie condense le dispositif probatoire de la police scientifique (Bertillon, Reiss), c’est bien parce que la «mise en plaque» permet… la «mise en fiches». Renforçant la certitude judiciaire, le «champ photographique» capte le «champ du crime» que la police scientifique rêve de réduire à défaut de prévenir.

1 Carlo Ginzburg, «Signes, traces, pistes», Le Débat, 1980, pp. 3–44.
2 Jean Claude Bernheim, Criminologie. Idées et théories. De l’Antiquité à la première moitié du 20e siècle, Montréal, 1998, manuel avec bonne bibliographie des sources (pp. 99–128).
3 Christian Phréline, L’Imge accusatrice, Les Cahiers de la Photographie, 17, Brax, 1985, illustre l’alliance «objective» entre la police et la photographie pour établir la «preuve par l’image» (passim).
4 Philippe Artières, Gérard Corneloup (éd.), Le Médecin et le criminel. Alexandre Lacassagne, 1843/1924, Lyon, 2004 (dont bibliographie des écrits de Lacassagne, pp. 231–237).
5 Michel Mazévet, Edmond Locard le Sherlock Holmes français, Lyon, 2006 (biographie hagiographique précise mais sommaire, nombreux documents).
6 Francis Galton, Finger Prints, 1892 (reprint, New York, 1965, introduction par Harold Cummins).

Citation:
Michel Porret: Compte rendu de: Crime, science et identité. Anthologie des textes fondateurs de la criminalistique européenne (1860–1930).Textes choisis, présentés et annotés par Nicolas Quinche. Genève, Slatkine, 2006. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 57 Nr. 3, 2007, pages 378-381.

Redaktion
Veröffentlicht am
21.02.2012
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